jeudi 16 juin 2016

Critique 921 : LA FRONTIERE INVISIBLE - TOMES 1 & 2, de Benoît Peeters et François Schuiten

 

 

LA FRONTIERE INVISIBLE est un récit complet en deux tomes, écrit par Benoît Peeters et François Schuiten, publié en 2002 et 2004 par Casterman.
Cette histoire forme les tomes 8 et 9 de la série Les Cités Obscures.

An 761. Roland de Cremer intègre le Centre de cartographie de la Sodrovnie. Il est sous les ordres du vieux Paul Ciceri, autrefois géographe de terrain, aujourd'hui cloîtré dans ses bureaux sous le grand dôme qui abrite cette institution. Malgré leur différence d'âge et de formation, ils sympathisent, Roland bénéficiant de la réputation de son père dans cette discipline.
Le jeune homme fait la connaissance d'une autre recrue de sa génération, l'ambitieux et insolent Ismaïl Djunov, un néo-technologue dont les machines vont, assure-t-il, révolutionner la cartographie et la modélisation du pays en en traçant les contours objectivement et non plus selon l'interprétation des historiens.
Sous le dôme, Roland découvre aussi un bordel où travaille la belle et mystérieuse Shkodrã sur le corps de laquelle il découvre une tâche de naissance dont la forme évoque le dessin de la Sodovro-Voldachie originelle.
Cette découverte pourrait bouleverser tout le tracé du pays en pleine campagne militaire. Le maréchal Radisic, après une visite au Centre, écarte Ciceri et le directeur, M. Nicolas, et promeut Roland qui, au retour d'un congé automnal chez sa famille (qui a tenté d'arranger son mariage), découvre sa nouvelle situation mais aussi les gigantesques travaux de rénovation entrepris à l'extérieur et à l'intérieur du dôme.
Le gouvernement a pris le contrôle de l'institution, dont le colonel Saint-Arnaud est désormais l'administrateur, chargé d'orienter la cartographie selon les voeux des autorités. Roland désapprouve secrètement cette réorientation et, craignant pour Shkodrã et son secret, prend la fuite avec elle.
Dénoncé par Djunov, qui raconte que son collègue veut provoquer une insurrection paysanne, Roland et sa maîtresse sont pris en chasse. Mais le cartographe peut-il vraiment croire contrer le pouvoir en place et sa volonté de redéfinir les frontières du pays ?

Produit après L'Ombre d'un homme, ce nouveau récit complet de la série des Cités Obscures est un autre exemple de la richesse de l'univers de Benoît Peeters et François Schuiten.

Forte de deux volumes et de plus de 120 pages, l'histoire est pourtant loin de livrer toutes ses clés une fois son dénouement arrivé - il s'agit d'ailleurs moins d'une fin qui ferme l'intrigue que d'une étape ouverte où le héros poursuit, seul, son voyage. Cette irrésolution participe au caractère envoûtant du projet, même si cela pourra également frustrer ceux qui préfèrent des conclusions plus nettes.

La Frontière invisible abonde en parallèles et métaphores, mais Peeters ne les assène jamais, tout son talent ici réside dans la suggestion et la liberté laissée au lecteur de compléter à sa guise ce qui n'est pas explicitement raconté. Le procédé est périlleux, mais il a bien fonctionné sur moi. Ce qui compte en vérité ici, c'est moins la construction narrative que l'ambiance, moins le but que le périple, moins ce qui est montré que ce qu'on devine. Cette confiance du scénariste dans la capacité de l'allusion est stimulante : alors même que le héros a pour profession de dresser la carte d'un pays, l'auteur permet aussi au lecteur de suivre les lignes du récit sans lui imposer une direction.

Un de ces parallèles les plus évidents est celui qui est établi entre la carte de la Sodrovnie et l'aventure de Roland de Cremer : ce dernier a appris à lire le monde sur des rouleaux mais n'a jamais vraiment éprouvé ce même monde en l'arpentant, concrètement. Ce théoricien, fraîchement envoyé dans le Centre de cartographie, ne se doute pas qu'il va, en cet endroit, apprendre à apprécier ce qui est tracé sur le papier via des manigances politiques : les manoeuvres du régime redessinent l'espace plus sûrement et rapidement que les géographes ne le retranscrivent.

Entre les convictions naïves, mais nuancées par sa curiosité, de Roland et la conception militaire, administrative du pays, est définie toute la différence entre la manière dont un individu connaît son territoire et celle dont un gouvernement veut l'enseigner, l'étendre, l'imposer.

Le sujet aborde aussi une autre approche récurrente dans l'oeuvre de Peeters et Schuiten : la comparaison entre les lieux et les corps. C'est la révélation qui va bouleverser la vie de Roland : de manière sensuelle, en devenant un des amants de Shkodrã, il découvre sur le corps de la jeune femme une tâche de naissance dont la forme lui rappelle celle de la Sodrovnie véritable. Entre ce que racontent les cartes et ce que l'anatomie de sa maîtresse lui dévoile, le jeune homme comprend la manipulation qu'exerce le pouvoir sur la géographie. Roland De Cremer est finalement plus ému, grisé même, par la mouvance des lignes définissant son pays que par les courbes de Shkodrã : il n'hésitera, pour défendre ses convictions devant le maréchal Radisic, à la dénuder de façon humiliante, prouvant bien que son obsession cartographique prévaut sur ses sentiments amoureux.

Dans la pratique de leur art, Peeters et Schuiten fonctionnent réellement comme une entité plutôt que comme un binôme traditionnel tant le dessin du second prolonge le script du premier. On assiste ainsi à un phénomène peu commun où le lecteur ne sait plus vraiment si ce sont les mots du scénariste qui inspire les images de l'artiste ou si le contraire, à moins que leur processus créatif soit fondé sur une fusion du texte et de sa représentation.

Cette impression est symbolisée ici par plusieurs éléments comme la forme même du Centre de cartographie qui a l'aspect d'un gigantesque dôme au coeur d'une région désertique : cette coupole démesurée évoque le sommet d'un globe terrestre, et on découvre, dans le second tome, que ses entrailles sont aussi profondes que sa partie visible de l'extérieur, suggérant donc que le bâtiment est une sorte de planète à moitié enfouie (ses coulisses souterraines symbolisant le passé oublié du pays).

Aux labyrinthes de ses allées, escaliers, bureaux, salles diverses, répondent les multiples régions aux aspects changeants que traverseront durant leur cavale Roland et Shkodrã. L'espace chez Schuiten est aussi historique : à mesure qu'ils s'enfoncent dans les terres de la Sodrovnie, le couple semble remonter le temps, explorant des ruines, des villages abandonnées, des ponts, des cimetières... Le spectacle est grandiose, chacun des douze chapitres du récit s'ouvrant sur une splendide pleine page, avec une colorisation dont les nuances et les textures semblent être produites par des crayons (l'effet est d'une rare beauté).

Cette nouvelle randonnée dans l'univers si particulier des Cités obscures est une réussite de plus dans la production emblématique de Schuiten et Peeters. Dépaysement et envoûtement garantis !          

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